La fièvre de Grand-Mère Par Patrick Shan
Bénin. 3 heures du matin. Ça se complique un peu. Il y a d’abord eu le départ de Lyon, flirtant avec le zéro Celsius. Puis la cabine de l’avion, à l’air sec et pressurisé. L’arrivée à Cotonou, véritable ville-hammam. L’aller-retour à Ouidah, toutes fenêtres ouvertes, une brise côtière soufflant entre les cocotiers. Enfin ma chambre d’hôtel, à la climatisation musclée. Mes poumons de blanc n’ont pas tenu le choc. Je parlais comme Robocop hier soir, et me voici à présent le nez sous la couverture, essayant de faire passer délicatement un filet d’air attiédi pour éviter la quinte qui arrache. La mission de soins débute demain à Abomey, et j’ai quelque appréhension à l’attaquer dans ces conditions. Voix d’outre-tombe, toux caverneuse et démarche hésitante… Les adeptes de la tradition vaudoue vont-ils accepter de se faire soigner par un zombie ? La nuit réparatrice dont je rêvais s’éloigne. Je saisis la télécommande de la clim’, à laquelle je n’avais pas vraiment fait attention jusque-là. Réduction d’un poil de vent, augmentation de deux degrés… En quelques minutes, le climat de la pièce change complètement, et mes poumons, je le sens, me disent merci.
Mon rêve eut été de me rendormir à nouveau. Mais ces deux petits degrés qui changent tout se sont mis à tourner en rond dans ma tête. Le climat a changé…

Première pensée : la température moyenne du corps humain est de 37,5 °C. Lorsqu’elle grimpe de deux à trois degrés, on se retrouve dans l’état que vous savez. Encore un petit degré de plus, et le pronostic devient carrément critique.

Deuxième pensée : la terre est, elle aussi, un organisme vivant. C’est, disent les amérindiens, notre Grand-Mère. Nous lui devons notre corps, notre souffle, notre sang. Que nous le voulions ou non, nous sommes suspendus à son sein, et dépendons d’elle pour notre propre survie.

Troisième pensée : notre Grand-Mère est malade. Nous savons que c’est à cause de nous. Sa température a commencé à monter. Elle devrait gagner de deux à quatre degrés dans le siècle à venir. Deux à quatre degrés... Ce n’est pas du beau temps en perspective. C’est une fièvre mortelle, qui nous guette à travers elle.

Quatrième pensée : à son propre rythme, la terre a déjà connu d’autres épisodes de fièvre et de frissons, entendez des réchauffements et des glaciations. Les paroles de Russel Means, chef Lakota rencontré il y a quelques années, me reviennent. « Vous ne devriez pas vous en faire de trop pour notre Grand-Mère. Elle a des millions d’années pour guérir de sa maladie. La fièvre est une bonne façon de se débarrasser des virus. » Virus… est-ce le nom que nous avons envie de léguer à nos petits-enfants ?

Cinquième pensée : il paraît qu’il est encore en notre pouvoir, nous qui l’avons provoquée, de faire chuter la température de notre Grand-Mère. C’est, comme toujours, la prise de conscience individuelle et collective qui fait défaut. Que faire ?

Sixième pensée : une histoire qu’affectionne Pierre Rabhi. Celle du colibri faisant des allers-retours entre une mare d’eau et une forêt en feu pour cracher quelques gouttes d’eau au-dessus des flammes. Quand les autres animaux lui demandent à quoi il joue, il répond : « Et bien, je fais ma part ! »

Dernière pensée : ma goutte d’eau sera cet articulet, suivi de l’extinction de l’ordinateur, de la lumière et de la clim’. Nous pouvons tous être, à tous moments et à tous niveaux, médecins de la planète. Je me rendors en priant pour une nuit réparatrice, et que demain soit un autre jour. 

Patrick Shan
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