La maladie de la racine folle par Patrick Shan
Il y a de cela plusieurs siècles, quelque part en Chine, un moine aux cheveux blancs partit vivre en hermite dans la montagne. La légende dit qu’il ne se nourrit que de racines, et qu’à son retour, quelques mois plus tard, ses cheveux étaient redevenus noirs. C’est ainsi que, depuis cette lointaine époque, He Shou Wu, « tête de corbeau » pour les chinois, Radix Polygoni Multiflori pour les latinistes, figure en bonne place dans la matière médicale chinoise comme tonique du sang, laxatif doux, détoxifiant et j’en passe. Un produit qui, c’est précisé dans l’ouvrage, peut être utilisé sur de longues périodes car il ne produit aucun effet négatif.
Mais voilà-t-y pas qu’on apprend aujourd’hui que cette racine est dangereuse, et qu’elle serait responsable de graves allergies et autres hépatites. Que faut-il en penser ? Voici un extrait du site de Radio Chine Internationale (qui titre par ailleurs sur sa page d’accueil : « le Président chinois souligne la stabilité et l’harmonie sociale au Tibet ». Un organe sérieux, donc) :
« Li Lianda, membre de l'Académie des sciences chinoises, et chercheur en chef de l'Académie des sciences et médecines traditionnelles chinoises, a déclaré que le postulat, selon lequel les médicaments traditionnels chinois ne peuvent pas être nocifs, était faux. On l'écoute : « Dire que les médicaments traditionnels chinois sont sûrs et sains n'est pas très scientifique, et donc incorrect. Tous les médicaments ont des effets secondaires ! C'est connu. » En effet, n'importe quel médicament, de tradition chinoise, ou occidental a pu provoquer des effets secondaires. (…) Ces effets secondaires sont malheureusement inévitables. Les médicaments sont, tous, à double tranchant. Ils peuvent guérir la maladie, mais comportent aussi des risques cachés. (…) »
Bon sang (si l’on ose dire, vu le doute sur cette racine à présent) ! Se serait-on mis si dramatiquement la racine dans l’œil depuis des siècles ? À moins que la sournoise, sans prévenir, ne soit subitement devenue folle ?
 
Je pencherais plus volontiers pour la deuxième solution. Car grâce au génial coup de pub de notre bon moine, cette plante, qui à l’origine ne se trouvait qu’à l’état sauvage, est aujourd’hui cultivée de façon moderne, entendez sous forme de monoculture intensive, arrosée de pesticides, plantant ses racines dans un sol appauvri, offrant ses feuilles à un air pollué, se gorgeant d’eau enrichie aux nitrates, phosphates et métaux lourds. Ô tempora ! Ô mores !, amis latinistes.
Pour en revenir au cheveu, ce qui me défrise, c’est que c’est cette pauvre lampiste de plante que l’on présente comme la grande coupable. Et pourquoi pas la médecine chinoise, le temps qu’on y est ?
 
Non, vraiment, la folie de cette plante m’en rappelle une autre. Celle de paisibles ruminants eux aussi élevés intensivement, nourris n’importe comment, vaccinés à la louche, bref, traités comme du bétail. Voyant que les vaches étaient devenues folles, on a sagement décidé de les détruire. 
 
On ne fait pourtant guère plus paisible, à l’origine, qu’une vache. Si, une plante, peut-être. L’un comme l’autre ne sont pas responsables de la folie et de la dangerosité qu’ils ont contracté. Il est bien évident que la vraie folie, celle d’origine, elle est humaine. Et c’est bien toujours la même : la folie du gain.
 
Comme l’homme n’envisage pas pour lui-même de solution aussi radicale que l’auto-destruction (pas si fou que ça, me direz-vous ? C’est pourtant ce qu’il fait, l’imbécile, en oubliant qu’il est relié à tout ce qu’il touche et affecte), il alerte régulièrement l’opinion sur tous ces coupables intermédiaires qu’il a fabriqués, victimes en réalité. Vaches folles, volailles grippées, moutons tremblants, poissons toxiques, singes virulents, végétaux ogéémisés de tous poils, tous des boucs émissaires. Et, entre hommes, la duperie fonctionne. Nous bricolons gaiement la vie dans nos laboratoires et nos champs, nous nous fragilisons et nous polluons tout seuls comme des grands, et nous venons ensuite nous lamenter de vivre dans un monde si cruel.
 
Menacés par une nature chaque jour plus hostile, nous voilà aujourd’hui cernés par des dizaines de produits, hier les plus innocents, aujourd’hui devenus de méchants allergènes : les champignons, les cacahuètes, le lait, les œufs, le pain… Oui, même notre pain quotidien, devenu blanc comme une hostie ! De quoi faire se retourner le Christ dans sa tombe, s’il ne l’avait déjà désertée. 
 
Pauvres pêcheurs que nous sommes, victimes des mailles d’une actualité qui se resserre : ces dernières semaines, les journalistes parlaient du drame des riverains du Rhône, « empoisonnés par les poissons ». Et non l’inverse… Fatalitas, amis latinistes. Pourquoi ne dit-on jamais qui sont les véritables fous, les premiers empoisonneurs, les criminels en col ou en blouse blanche qui fragilisent criminellement les espèces et les hommes ? 
 
Quoi qu’il en soit, la situation devient grave, et d’une manière ou d’une autre, il est temps de faire quelque chose. Je propose que l’on prenne les mesures les plus drastiques. Que l’on interdise aux vaches de manger leurs congénères ; aux plantes, de boire du mercure ; aux poissons, de gober du pyralène ; aux chimpanzés, de faire des folies de leurs reins   ; aux champignons, de fixer la radioactivité.
 
Et à tous les bricolos de la planète, de prendre nos vessies pour des lanternes.

Patrick Shan
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